14 août 2025

 Holly

de Stephen King

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‎ 978-2226481474

Ce n'est pas parce qu'on est vieux, perclus de rhumatisme et gâteux, qu'on n'est pas dangereux. L'histoire qui va suivre va nous le prouver amplement.

Quoi de plus banal que ce nom : Harris et que ces deux retraités de l’enseignement? Quelque peu décatis, chacun à sa manière mais très attachés l'un à l'autre, indifférents par contre au reste de l'humanité et même impitoyables avec tous ceux qui les dérangent. Ils sont grognons, fermés, autoritaires, monomaniaques ... et fragiles. Pourtant ce sont eux les assassins et ils ont déjà un beau tableau de chasse, rien que des jeunes et des sportifs. Nous le savons dès le début de l'histoire. Il nous restera à découvrir comment, pourquoi, comment cela a commencé et comment tout cela va évoluer et finir...

Dans le camp adverse: Holly Gibney jeune femme, assez maniaque elle aussi, mais sur d'autres thèmes. Elle est détective privée et elle est déjà apparue dans cinq romans de Stephen King, La trilogie Bill Hodges (" Mr. Mercedes ", " Carnets Noirs " et " Fin de ronde ") ainsi que " L’outsider " et " Si ça saigne " , mais moi, n'ayant lu aucun de ces livres, je ne la connaissais absolument pas et je l'ai découverte ici où elle est le personnage principal. Je peux témoigner que le roman est parfaitement compréhensible même si on ne la connaît pas, mais je conseillerais tout de même de lire au moins la trilogie avant si on peut. Je pense que c'est mieux, car les évocations d'évènements anciens sont nombreux dans celui-ci et les connaître doit aider pour l'ambiance, même si ce n'est pas indispensable.

Et pour tout arranger, cela se passe pendant le Covid et la première présidence Trump. L'Amérique se partage en deux camps, ceux qui craignent le Covid, évitent les contacts, portent des masques et utilisent les gels désinfectants et ceux qui à l'image de leur président, se moquent d'eux, soutiennent que c'est juste un gros rhume et ne prennent aucune précaution particulière. Les Harris en font partie tandis qu'Holly appartient catégoriquement au premier groupe. Quand le livre commence, Holly vient de perdre sa mère qui ne croyait pas au covid et vient pourtant d'en mourir. Les deux femmes ne s'entendaient pas. Ce qu'Holly découvrira à la lecture du testament confirmera que ce n'était pas sans raison. Juste après l'enterrement en vidéo-conférence par crainte de la contagion, Holly se voit confier une enquête. Une mère éplorée, l’embauche pour rechercher sa fille qui a mystérieusement disparu, car la police croit à un départ volontaire alors qu’elle-même est persuadée du contraire.

Normalement, Holly a un coéquipier plus expérimenté et musclé mais il est cloué au lit par une "sorte de grippe" qui pourrait être le Covid ou pas, mais qui en tout cas va bel et bien finir par l’envoyer à l’hôpital. Bref, cette enquête que Holly accepte sans enthousiasme mais avec un intérêt croissant au fil des découvertes, se fera sans lui.

C'est un gros bouquin, mais c'est complètement addictif. C'est très violent, King n'est pas du genre "arsenic et vieille dentelles", on le sait. Violent donc, cruel, implacable et si on se doute bien que l’héroïne va remporter la partie, on va découvrir au prix de quels efforts et de quels sacrifices car ces vieux débris sont quand même terriblement coriaces et vindicatifs. S. King sait faire. Ses méchants sont rarement des adversaires faciles. Et pourtant, dans toute cette boucherie, le Maître a tenu à introduire plus qu'une touche de littérature et de poésie, vous verrez par vous mêmes.


528p

10 août 2025

1984

Roman graphique

de George Orwell (Auteur), Fido Nesti (Illustrations)

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9782246825760


« atmosphère envoûtante et le dessin aux teintes fantastiques de l’illustrateur brésilien Fido Nesti »  nous annonce l’éditeur qui n’hésite pas à ajouter « Il s'agit d’un des événements éditoriaux les plus importants de l’année à travers le monde. » On est modeste ou on ne l’est pas, mais ça a failli me faire passer à coté de cet album.

Je lis « 1984 » depuis mon adolescence, autant dire que ça date un peu. J’ai dû le lire intégralement trois ou quatre fois et y repenser des millions de fois. A chaque fois que je le lis, j’admire à nouveau la clairvoyance d’Orwell. Il avait déjà tout vu. On s’aperçoit aujourd’hui que notre monde a légèrement dévié de la trajectoire qu’il prédisait, ayant jugé plus facile et efficace de réduire les gens au confort du cocooning qu’à la misère maximale. Mais le résultat est le même et surtout, les moyens d’y arriver et de s’y maintenir. Bref, j’ai eu envie de relire encore une fois ce chef d’œuvre, et en même temps, de voir comment un dessinateur avait pu se tirer de cette gageure.

Au début, j’ai eu de mal à accepter le dessin. Les teintes de rouge et grisaille brune, sont tristes mais correspondent au récit. Par contre, je trouve que c’est souvent beaucoup trop sombre, au point d’être parfois peu lisible. C’est un défaut que je constate de plus en plus souvent. Je sais que ma vue baisse, mais je crois aussi que le dessin numérique a facilement ce défaut.


Le deuxième défaut constaté, c’est qu’à chaque fois que du texte anglais se trouvait dans le dessin, il n’avait pas été traduit, et cela concernait parfois des choses importantes qu’il fallait que le lecteur saisisse.


Et puis, voilà, rassurez-vous, mes reproches s’arrêtent là car, une fois le livre terminé, je me suis aperçue que je m’étais habituée au graphisme et aux couleurs qui ne me séduisaient guère au départ et que j’admettais qu’ils avaient complètement fait le job. C’était quand même un sacré défi que de se lancer dans cette retranscription graphique du roman d’Orwell. Il fallait oser et ne pas se ridiculiser totalement dans l’aventure. Je dois reconnaître que Fido Nesti a parfaitement réussi. Il a reproduit fidèlement la progression et la thèse de l’œuvre. Il n’a pas simplifié. Il a marqué toutes les étapes, et les points de l’analyse orwellienne. Il a rapporté ses arguments et démonstrations sans les appauvrir, et ça, dans une BD, ce n’était pas facile. Donc, bravo à lui aussi.

Et surtout, n’oubliez pas :

«Depuis le début du XXème siècle, l’égalité était techniquement possible. Avec le développement de la production, s’il était encore nécessaire d’employer les hommes à des tâches différenciées, il ne l’était plus de les faire vivre à des niveaux sociaux ou économiques distincts. »

Et pourtant...


05 août 2025

Le Magicien

de Colm Tóibín

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978-2246828259

Bien que romancée, ce qui permet d'assister à des scènes, de lire des dialogues et d'avoir entre les mains un récit extrêmement vivant et captivant, c'est bien une biographie que nous avons là, et une excellente. Elle retrace en détail et avec beaucoup de finesse psychologique, la vie du Prix Nobel de littérature que fut Thomas Mann. Elle est reconnue pour être exacte à part peut-être quelques erreurs de date (j’en ai relevé une) mais ne tirant pas à conséquence. C’est en tout cas une excellente façon de faire connaissance avec ce maître de la littérature allemande. Pour tout vous dire, une fois ce livre lu, je me suis enfin décidée à lire « La montagne magique » sur laquelle je lorgnais depuis des années sans me décider. Et j’ai eu raison car maintenant, le retrouver tous les jours est un vrai plaisir et non pas la lecture difficile que je craignais. Bref, aujourd’hui, je parle du Magicien. D’abord, pour information, pas seulement inspiré par le titre de son chef-d'œuvre, le titre vient du surnom attribué à Thomas Mann car, non content d’être un magicien des mots et des phrases, c’était aussi un père de famille qui aimait amuser ses enfants de ses tours de prestidigitation. Ils furent les premiers à l’appeler ainsi.

Nous allons donc suivre Thomas Mann de son enfance privilégiée de fils de notable (père sénateur) à sa mort, riche mais expatrié en Suisse, après une vie bien remplie qui connut deux guerres mondiales auxquelles ils fut même mêlé. Le T. Mann qui démarra la guerre de 14, non enrôlé mais acquis aux idées de son empereur, était bien différent de celui qui mourut à 80 ans, en 1955 en refusant de retourner vivre dans une Allemagne où il ne voyait plus que des complices d’un crime contre l’humanité.

Il obtint le Prix Nobel de littérature en 1929 ; il avait alors 54 ans et il ne bouda pas son plaisir, jouissant pleinement de son succès et de sa richesse. On doit avouer qu’il était plutôt snob et n’avait aucune pensée pour les démunis. Il ne voyait ni la misère autour de lui, ni les mouvements de contestation qui s’amplifiaient. Fin explorateur de l’individu, les faits de société lui échappaient eux, totalement. Cela lui sera reproché. Mais à cette époque, il donnait de nombreuses conférences partout, qui plaisaient beaucoup et il était enchanté de la vie qu’il menait. C’était une période durant laquelle il ne vit même pas monter le nazisme, lui dont l’épouse était d’origine juive. Mais quand il le vit enfin, il opta immédiatement pour un refus complet. Position dont il ne varia jamais et qui entraînera sa fuite en Suisse puis aux USA avec sa famille. A ce moment-là, les États Unis n’avaient pas encore déclaré la guerre à l’Allemagne et il était même loin d’être sûr qu’ils le feraient. L’opinion publique y était plutôt hostile, ainsi qu’à l’accueil des réfugiés. C’est dire. Mais finalement, cela se fit et Thomas Mann (envisagé par les Américains comme pouvant devenir numéro 1 après l’écrasement du nazisme) pensait que « L’Allemagne devait impérativement être vaincue et forcée à reconnaître ses crimes. Ceux qui avaient occupé le moindre poste de responsabilité allaient devoir etre jugés. Le pays lui-même était déjà en ruine »

A ce moment-là T. Mann ne s’y sentait plus chez lui. Il ne voulut jamais s’y réinstaller. Il ne pouvait oublier que tous ceux qu’il y voyait avaient bon gré, mal gré participé à tout cela et il ne pouvait plus s’y sentir à l’aise. Les USA le fatiguaient aussi, le vent ayant tourné avec la mort de Roosevelt, et c’est en Suisse que le Magicien a finalement choisi de finir ses jours avec ce qui restait de sa famille.

Je m’aperçois avec surprise que j’ai résumé sa vie à très grand traits sans évoquer du tout son homosexualité refoulée. Pourtant, impossible de comprendre son œuvre sans avoir cela à l’esprit. Toibin en parle très bien.

Conclusion : La courte biographie que je viens de vous tracer ne vous dispense pas de lire « Le Magicien » de Colm Tóibín car ce n’en est que le large canevas vidé de sa chair. Ce livre vous offre bien plus, une ambiance, des scènes, des dialogues qui vous permettent de vivre une période hautement historique en compagnie de tous ces personnages pendant les quelques jours que durera votre lecture, et d’en garder un souvenir satisfait. 600 pages qui se lisent avec facilité et sans ennui. Une totale réussite selon moi.


608p

31 juillet 2025

L'incroyable équipée de Phosphore Noloc et de ses compagnons

Pierre Gripari

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978-2710304036

Réputé « pour ados » Il a tout ce qu’il faut pour satisfaire les iconoclastes de tout âge.

Titre intégral : L'incroyable équipée de Phosphore Noloc et de ses compagnons: Racontée par un témoin oculaire, avec quelques détails nouveaux sur les gouvernements des Îles de Budu et de Pédonisse.

Publié en 1964, après «Pierrot la Lune », « L'incroyable équipée de Phosphore Noloc » est le second roman de Pierre Gripari et le premier non autobiographique. Gripari avait alors 39 ans, avait également déjà écrit une pièce de théâtre (Lieutenant Tenant) et mettait tout en œuvre pour réussir une carrière littéraire. C'était avant ses romans pour enfants, bien que celui-ci pourrait tout à fait être lu par des adolescents, c'était un livre d'aventure pour l'ado qui est en nous. Et quelle aventure !

Contée par un jeune homme de 16 ans, il nous dit comment, parce qu'il était devenu l'ami d'un camarade très riche, il s'était fait offrir cette croisière dont il se régalait fort, jusqu'à ce qu'une mutinerie déroute le navire de sa destination initiale. Elle avait été fomentée par le Professeur Phosphore Noloc jusqu'alors passager, et qui avait soudoyé l'équipage. Ce vaillant scientifique avait été rejeté par toute la corporation depuis qu'il avait soutenu que l'AMERIQUE N'EXISTAIT PAS.

C'est quand même énorme. Au début, j'ai cru à une métaphore, mais non, c'est au sens premier qu'il vous faudra le prendre une fois que le professeur vous aura expliqué comment, depuis Christophe Colomb qui ne pouvait se permettre de rentrer bredouille, jusqu'à aujourd'hui, tous les gouvernements du monde, les uns après les autres, ont toujours trouvé avantage à accréditer cette mystification de l'existence de l'Amérique. Et d'ailleurs, si le bateau se déroute aujourd’hui, c'est bien pour foncer droit plein ouest, jusqu'à ne pas la trouver (puisqu'elle n'existe pas on vous dit) et alors, trouver quoi à la place ? Mais le bout du monde, bien sûr, car pas plus qu'il n'y a d'Amérique, la terre n'est ronde. C'est bien plate, qu'elle est, et au bout, elle s'arrête, et Phosphore Noloc veut aller voir ce qu'il y a ensuite et sur quoi elle est posée (quoiqu'il ait déjà sa petite idée sur la question, mais là je ne veux pas vous en dire plus, cela ferait trop d'un coup pour vos esprits non préparés).

Alors dit comme ça, oui, ça fait lecture pour ado, ou bien lecture comique, et c'est bien un peu tout cela, et les passages drôles sont nombreux, mais c'est davantage aussi, eu égard aux concepts explorés : la religion d'abord (l'athéisme débridé de Gripari se lâche), l’ethnologie, la sociologie. Il y a au passage des découvertes de sociétés bien différentes des nôtres à l'occasion des escales (car le bout du monde, c'est loin) et là, on est chez Voltaire ou Guilliver. Il y a des études de caractères, car quoi de mieux que l'espace clos d'un bateau en crise en pleine mer où tout est devenu possible, où l'argent ou la position sociale n'ont plus aucune valeur ? Des scènes d'anthologie dignes des meilleures histoires de pirates et puis et puis, Pierre Gripari n'est pas le genre d'écrivain qui laisse au lecteur le soin de conclure. Avec lui, on a toujours la réponse à la question qui nous aura fait courir pendant tout le livre : et l'Amérique alors, elle existe ? Et sinon, qu'y a-t-il plein ouest ?

De Gripari, on peut admirer la verve et la richesse de l'imagination totalement débridée et là encore, on n'est pas déçu et on dévore 280 pages vraiment vraiment très originales qui vont nous trimbaler de surprise en surprise et réussir à nous faire vibrer avec cette histoire si extraordinairement invraisemblable (au moins au premier abord). Mais les histoires invraisemblables et passionnantes, n'est-ce pas à nous faire vivre cela que servent surtout les romans ? Certains en doutent, mais pour moi, c'est clair, si, c'est à cela ; et rien n'est plus clair qu'une situation imaginaire caricaturale pour bien voir les choses  (réelles, celles-là) :

« Quoi qu'on en dise, le fatalisme est au fond la philosophie naturelle de l'homme. Il a quelque chose de satisfaisant non seulement pour l'esprit, ce qui est évident, mais aussi pour le corps. Il détend les muscles et apaise l'âme. Il rafraîchit et il repose. Du seul fait que nous n'avions pas la moindre idée du but de notre voyage, nous nous trouvions dans les meilleures conditions possibles pour en jouir.»




26 juillet 2025

 Les fantômes de l'hôtel Jérôme

de John Irving

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978-2021528626


Je pensais qu'il n'y aurait peut-être pas d'autres romans de John Irving, qui commence tout de même à prendre de l'âge. Allait-il comme Roth se mettre à la retraite? Et puis les Fantômes ont débarqué de l’Hôtel Jérôme!  Et le voici avec un nouveau titre et d’environ 1000 pages! Pas le meilleur, je vous l'accorde, peut-être même le moins bon,  mais du Irving quand même. La saga d'une famille sur 70 ans où l’on retrouvera tous ses thèmes habituels, mais comme poussés plus loin. Parfois on pourrait même dire, jusqu’à la caricature. Et s’y ajoute une étrange touche surnaturelle (les fantômes du titre) qu’on appréciera ou pas. Il y a une bonne part d'autobiographie dans ce roman, même s'il ne faut peut-être pas la chercher dans les événements. Elle est dans le décor et les personnages. Il dit en interview qu’il l’a écrit pendant la pandémie et que ce gros roman a été très facile à écrire parce qu’il n’a eu aucun travail de recherche ou de documentation à faire, il a utilisé ce qu’il connaissait. Mais en même temps, il a inventé. Ce n’est en aucun cas de l’autofiction, qu’il méprise, d’ailleurs

« Dans les années 70, l’autofiction ne faisait pas l’objet d’un culte ; les Mémoires n’avaient pas remplacé l’imagination. »

Cher John !

Prenons l’exemple de Moby Dick. Lui, l’a lu à 17 ans et subjugué, cela a définitivement ancré sa détermination à devenir écrivain. Ici, le narrateur est élevé avec depuis son plus jeune age car c’est le récit qu’on lui lit quotidiennement et sur lequel son imaginaire se fonde et prend racine. Dans les deux cas, importance fondamentale de Moby Dick dans sa vie intellectuelle, mais dans les deux cas, des circonstances totalement différentes. Tout le livre est comme ça.

Ceci dit, si ça n’avait pas été un roman d’Irving, jamais je ne l’aurais lu de bout en bout. Je le trouve déséquilibré, avec beaucoup de scènes répétitives (surtout les scabreuses, pour bien faire). Il y a bien sûr des scènes comme lui seul sait les écrire et qui resteront longtemps dans ma mémoire, mais il y a aussi des passages que j’ai trouvés... regrettables. Il y a des parti pris que j’ai trouvés ridicules, comme ce personnage qui décide de ne plus dire un mot et qui s’exprime toute sa vie par le mime. J’ai trouvé ça grotesque et ridicule  et je l’ai rapidement pris en grippe (dans la vraie vie, je lui aurais tourné le dos dès les premiers gestes de ses pantomimes) et malheureusement pour moi, Irving l’adore au contraire et elle va devenir centrale et nous ne la quitterons plus. Il a bien fallu que je la supporte. Je me suis aussi quasi immédiatement lassée des grotesques expériences sexuelles du narrateur, inefficaces, catastrophiques et publiques… C’est apparemment l’humour d’Irving mais hélas pas le mien. J’ai réalisé à quel point il est américain, même si c’est américano-canadien qu’on doit dire.

En résumé, un énorme pavé que j’estime réservé aux fans et connaisseurs de l’auteur. Je déconseillerais tout à fait à quiconque de tenter de le découvrir en commençant par «Les fantômes». Inversement, si vous êtes fan et connaisseur d’Irving, eh bien je vous dirais que vous ne pouvez pas vous en dispenser. C’est quand même bien un vrai roman du Maître. Il est bien fidèle à son style et à son esprit. Il nous en apprend énormément sur lui, par ce qu’il dit et ce qu’on devine ou comprend… Je ne regrette pas le temps que j’y ai passé même si j’ai pas mal ronchonné ce faisant.

Et n’oubliez pas :

« Elle répétait (…) que la liberté religieuse n’était pas à sens unique. Nous avions le droit de pratiquer la religion de notre choix, mais nous étions aussi en droit d’empêcher toute religion de s’imposer à nous. »


992p
     

21 juillet 2025


Papi Mariole

de Benoît Philippon

****+


‎ 978-2253253198


"S'il y a un adversaire contre lequel on ne peut pas lutter, c'est la vieillesse... On peut lutter contre la guerre, contre la maladie, contre l'ennemi... Pas contre la vieillesse... Quand c'est fini, c'est fini."

Après la redoutable Mamie Luger, il y a un an, j’ai replongé avec le Papi Mariole. Ça doit être la saison qui veut ça. Les vacances arrivent, on est fatigué de son année et on aspire à la détente et à la rigolade. Avec Benoît Philippon (écrivain féministe qui plus est), on n’est pas déçu. Si je devais choisir entre les deux, je dirais que j’ai encore préféré celui-ci au premier. En tout cas, il m’a bien amusée. Voici le point de départ :

Mathilde, gentille fille ni moche, ni belle, est au bord du suicide. Elle avait enfin trouvé un petit ami beau et sérieux, sincère aussi. De fil en aiguille, il avait obtenu d’elle qu’elle le laisse filmer des scènes plus que hot et même quelque peu humiliantes. Film à usage strictement personnel, « pour quand il est seul », puis il avait disparu et le film s’était retrouvé sur internet où il avait eu un gros succès et s’était très largement diffusé avec son nom et le visage non flouté ! Du jour au lendemain elle avait perdu tous ses « amis » et même son emploi (pas possible dans une boite sérieuse, évidemment…). Depuis elle coulait à pic au point de se retrouver cette nuit-là marchant sur la route, loin de chez elle, sans aucun projet ni bagage, avec la seule idée de fuir.

Il y en a un autre qui est sur la route, c’est Papi Mariole (c’est vraiment son nom) tueur à gages très efficient mais qui a décidé de se retirer des affaires après avoir constaté que, l’âge aidant, il était victime de pertes de mémoire de plus en plus fréquentes et longues. Il a tout bien organisé son départ et s’est installé dans une maison de retraite discrète mais confortable. Seulement voilà, au bout de quelque temps, il a dû admettre que cela n’allait pas être possible. Gâteux ou pas, il n’allait pas admettre d’être traité à moitié comme un prisonnier et à moitié comme un gamin. Alors il est parti. On ne peut pas retenir un type comme lui. Et là, il fait nuit, il marche sur la route en chaussons depuis un bon moment déjà, mais… il ne se souvient plus pourquoi, ni où il va. Ni qui il est non plus, d’ailleurs.

Ces deux marcheurs sans objectif vont bien sûr se rencontrer et, après que Mariole a récupéré son animal de compagnie bien aimé et Mathilde eu le temps de réaliser que sa seule chance de se remettre du traumatisme qu’elle vient de subir était de se venger à hauteur du dommage, ils se mettent en route ensemble, chacun apportant à l’autre ce qui lui manque.

Et le lecteur rigolard ne va pas être déçu…

Amusez-vous bien.

17 juillet 2025

Le teckel T1

d’Hervé Bourhis

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978-2203089686

"La clarté est la politesse de l'homme de lettres" disait Jules Renard. Il n'aurait pas été content. Rien n’est clair ici, ni l’histoire (l’intermède de la salle d’opération est complètement déconcertante et on peine à la rattacher à quoi que ce soit), ni les personnages (leurs personnalités, rôles respectifs et relations étant très mouvants, quant à leurs intentions… tout est possible), ni le graphisme et j’ai dû m’user les yeux pour déchiffrer les textes de plusieurs vignettes.

L’histoire d’abord. C’est une sorte de road movie à la française à l’époque actuelle. Guy Farkas, alias Le Teckel : un vieux représentant de commerce hyper ringard (look seventies)

mais néanmoins redouté, que sa direction veut virer (ou pas) est contraint de faire sa tournée avec un nouveau venu, un blanc bec aux dents longues (ou pas) que la direction a peut-être chargé de contrôler le Teckel, mais va savoir ce que veut vraiment la direction... Chacun n’étant peut-être pas non plus ce qu’on avait cru d’abord… mais ça encore, ce n’est pas clair. Bref comme on s’en doute, les deux se détestent d’entrée de jeu et leur relation va évoluer quand ils se connaîtront un peu mieux (of course). Mais peut-on se connaître dans un monde de concurrence et de mensonge ?

J’ai dit au départ que ce sont des représentants de commerce et je maintiens mais eux disent «visiteurs médicaux». On les croisait autrefois dans les salles d’attente des médecins. (C’était l’époque bénie où vous pouviez débarquer chez le toubib sans rendez-vous pris 6 mois à l’avance. Soupir…) Mais ne nous laissons pas aller aux regrets. Le travail n’est pas facile pour ces deux-là car ils essaient de fourguer le Marshall2, un antidouleur qui a déjà tué plusieurs centaines de personnes dans sa version 1. Charge à eux de convaincre tout le monde que cette version 2 est sans danger. Certains médecins sont un peu réticents tout de même, et les malades un peu au courant car l’affaire a fait scandale, le sont plus encore. La Direction reste de marbre, seules les ventes comptent, notre duo de choc est apparemment dans le même état d’esprit. En tout cas, Le Teckel qui a dû diffuser des centaines de boites du Marshall1 et donc tuer plusieurs personnes, n’est en tout cas pas troublé par la chose. Cynisme à tous les étages. Je ne déteste pas en général, quand il y a un petit arrière fond sarcastique qui laisse entrapercevoir une arrière-pensée plus élevée, mais là, non.

Nous allons suivre le road movie de ces deux aventuriers des Formule 1 et des bars glauques pour constater que, comme on pouvait s’y attendre, il est pathétique et généreusement émaillé d’incidents sordides et de mésaventures honteuses.

Petit bilan une fois l’album refermé : 3*/5. J’aime et je déteste le dessin. J’aime le graphisme expressif mais je déteste les couleurs souvent trop sombres qui nuisent à la lisibilité (des textes, bien sûr, mais même les dessins se perdent dans ces bains verts et magenta). Je reconnais le travail qui a été fait, mais je n’ai pas aimé. Je l’ai trouvé peu lisible à tous points de vue comme dit plus haut, et j’ai trouvé au final que ça n’’allait nulle part. Je sais qu’il y aura encore deux tomes des aventures du Teckel qui se lancera dans la politique (une option évidente avec l’éthique qui est la sienne), mais ce sera sans moi. J’aime bien voir ce que je lis. Mais y a quand même aussi des qualités...

12 juillet 2025

Sarek
de Ulf Kvensler
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979-1041415922

Prix du meilleur Polar des lecteurs Points 2025

Je ne suis ordinairement pas lectrice des "polars du froid" tout simplement parce que leurs univers rudes ne m’attirent pas, mais, la canicule aidant, et ce titre passant beaucoup sur les blogs de lectrices/teurs, j’ai eu envie de tenter le coup, d’autant que les lecteurs Points et l’Académie suédoise lui avaient attribué le Prix du meilleur Polar ou premier polar 2025. La quatrième de couverture promet « un drame psychologique d’une puissance inouïe ». Comment résister ? Et, comme vous le voyez avec mes cinq étoiles, je n’ai pas regretté mon choix. La couverture représente une bouse (d’élan?), mais je peux me tromper.

On nous dit qu’il s’agit du premier roman d’ Ulf Kvensler, mais il ne faut pas s’imaginer un jeune homme qui se lance dans la vie. Il a 57 ans et déjà une belle carrière d’ acteur, scénariste et réalisateur, ce qui signifie du savoir-faire et nous allons nous en rendre compte ici.

Les personnages ont la petite trentaine. Anna et Henrik forment un couple installé mais qui bat un peu de l’aile en ce moment du fait qu’Henrik, brillant prof de fac, est en perte de vitesse et déprime. Tous les ans pour les vacances, ils font une randonnée avec une amie, Milena qui elle, est célibataire. Mais cette année au dernier moment, Milena demande que son nouveau compagnon, Jacob, puisse les accompagner. Les deux premiers ne sont guère emballés de s’adjoindre un inconnu pour une vie commune H24 d’une semaine, mais refuser n’est pas facile non plus… Pourtant, quand elle le voit, Anna qui travaille dans les tribunaux, a l’impression de l’avoir déjà vu et qui plus est, dans le rôle du condamné, mais elle ne retrouve pas le dossier. Henrik, de son côté qui a voulu faire une petite vérification, s’est aperçu que Jacob ne travaille pas là où il l’a dit. En route vers le point de départ de leur randonnée, ils mettent Jacob face à ces contradictions mais il trouve une réponse à cela. Convaincante ou non. Et propose dans la foulée une plus belle rando en modifiant leur destination pour une virée dans le très grandiose, prestigieux et sauvage Sarek qui, comme vous ne l’ignorez pas, est un parc national situé en Laponie suédoise, dans la région de Norrbotten, n’offrant ni sentier balisé ni infrastructure touristique. « A mille miles de toute terre habitée » pourrait-on presque dire. Encore une fois, Anna et Henrick n’apprécient pas mais, comme ils viennent de l’accuser gravement et semble-t-il injustement, ils se sentent obligés d’accepter pour ne pas en rajouter. Et nous voilà partis ! C‘est Anna qui fait le récit.

 Comme vous l’aurez deviné, tout cela va se passer de plus en plus mal (c’est un thriller tout de même) et c’est tout à fait captivant. On a l’impression que c’est une histoire bien simple et qu’on voit venir de loin, et dans un sens, ça l’est. Mais en même temps les surprises se succèdent, toutes désagréables bien sûr et on a beau se demander ce qu’on aurait fait à la place de tel ou tel et à quel moment ça n’a vraiment plus tourné rond… On ne sait pas trop. Tout cela est tellement insidieux…
Ce qu fait la force de ce thriller, hormis cette espèce de huis clos en vaste milieu sauvage, c’est la finesse et la justesse de l’observation des ressorts psychologiques qui affectent chacun. (Il faudra se souvenir de cette finesse si on veut comprendre la fin.)  L’auteur sait comment ces choses-là se font et fonctionnent.
« C’est ainsi que la violence fonctionne comme moyen de pouvoir. Elle n’a même pas besoin d’être exercée, sa menace suffit pour modifier les comportements. »
Et plus loin,
« L’agressivité, physique ou verbale, pousse les personnes à marcher sur la pointe des pieds et à faire des détours, les fait s’aplatir pour ne pas s’exposer. »
Et peu à peu (celle-là est plus que jamais d’actualité)
« Le doute s’immisce. C’est un des attributs du pouvoir, comme le ver dans le fruit. La capacité à rendre fluctuante la frontière entre mensonge et vérité. »
Bref, c’est brillant. Jusqu’au bout, et pout tout arranger, porté par une belle écriture qui fait la part belle aux paysages grandioses dans lesquels les gesticulations humaines se ridiculisent et se perdent.
Ou pas.
« Le froid nocturne s’approche à pas de loups, rôde, affamé, autour de notre campement. »
...

504p

Pavé de l’été 2025



08 juillet 2025

L’enquête corse Jack Palmer -

René Pétillon

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978-2723469425

(Si vous ne voyez pas bien, cliquez sur l'image)


Il faut avoir en mémoire que cet album a été publié en 2000. Les années 90 qui venaient de s’écouler avaient été marquées par une situation agitée, confuse, mouvementée et même violente en Corse. Les groupes indépendantistes se multiplient, se scindent, s’unissent, se combattent… Des bombes sont posées, des balles tirées… La gendarmerie est débordée. Ça explose un peu partout et on ne sait pas toujours qui a posé la bombe ni même pourquoi, quant à le prouver… autant y renoncer tout de suite car s’il n’y a qu’une seule constante, dans tout cela, c’est que personne n’a rien vu ni rien entendu. Omerta.

C’est dans cette île paradisiaque que débarque notre jack Palmer, chargé par un notaire parisien de retrouver un certain Ange Léoni, adresse inconnue, pour lui remettre une lettre suite à un héritage. Palmer ignore tout de la Corse, mais comme toujours, il est confiant. On lui confie une mission, il la remplit sans chercher plus loin. Il a toujours la même technique d’investigation : il va au cœur des lieux concernés et pose directement la question aux gens qui s’y trouvent.

 Or il se trouve qu’Ange Leoni n’est pas n’importe qui. Pour commencer, il a vraiment disparu et si les gens qui le cherchent sont nombreux, ce n’est pas juste pour lui remettre une lettre. Leoni, qui a transité par un peu tous les groupes clandestins, est à chaque fois reparti avec la caisse et c’est à ce sujet que ces messieurs ont des questions à lui poser. 


Ils ne sont pas peu surpris de voir débarquer l’improbable Jack Palmer qui, isolé qu’il est sur son petit nuage, ne se laisse pas démonter par l’ambiance.

Encore un grand moment de l’investigation policière et de l’enquête socio-politique avec notre détective préféré au mieux de sa forme puisqu’il remporte le Fauve d'or - 2001 à Angoulême avec ce titre. Un film en a été tiré mais je ne l’ai pas vu et ne peux donc pas en parler. (PS : Je n’ai jamais vu un bon film tiré d’une BD, mais je dis ça, je dis rien.)

03 juillet 2025

Le numéro un

de Mikhail Chevelev

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978-2072968600


Comme dans son premier roman "Une suite d’événements", Mikhail Chevelev a choisi ici de nous montrer la Russie post 1991 à l'aide d'un thriller. En fait, l'histoire commence un peu avant, en 1984. C’était le règne des pénuries de denrées et d'argent et des innombrables petites magouilles pour tenter de se procurer quand même ce qui faisait défaut. Tout le monde traficote. Il n'y a pas moyen de s'en sortir autrement, n’empêche que notre personnage principal, Vladimir Lovitch, 25 ans, se fait prendre. S'ensuit un petit passage au commissariat et une malencontreuse rencontre avec le KGB dont il est impossible de savoir ce qu'ils veulent vraiment mais qui le laisse repartir libre sans trop de difficultés, après la simple signature d'un papier affirmant sa bonne volonté pour tout ce qui serait d'informer le KGB de choses suspectes qu'il pourrait découvrir par hasard. Quand vous êtes retenu dans un commissariat et que le KGB vous demande si en cas de découverte suspecte vous seriez du genre à la lui dissimuler ou à la lui signaler, vous n'hésitez pas longtemps sur la réponse à fournir, d'autant qu'on parle dans l’absolu, sans sujet précis de réalisation de cette hypothèse. Et ça ne va d’ailleurs pas plus loin. Vladimir signe ses déclarations et repart libre comme l'air. Il n'y aura pas de poursuites et les années passant, il n'y pensera plus, d'autant que le tournant des années 90 est pris et que la libéralisation et le grand désordre économique s'installent. Vladimir gagne sa vie comme traducteur, mais maigrement et s'il y a enfin des marchandises dans les magasins, elles sont chères et il ne gagne pas assez pour se les fournir. Il est maintenant marié et heureux en ménage, mais fauché.

Un jour, il rencontre Ilya, un de ses anciens copains d'études et découvre que contrairement à lui, ce dernier qui s'est lancé dans les affaires, roule sur l'or. Les affaires, en Russie, ça veut dire mafia qui n'est pas sans lien avec l'ex-KGB... mais il n'y a pas d'autre façon de faire du commerce, et Ilya l'embauche aussitôt avec un très gros salaire et la vie de Vladimir devient soudain parfaite.

Sauf que, comme dit le proverbe, pour dîner avec le diable, il faut une longue cuillère et Vladimir va finir par s'apercevoir que la sienne ne l'est pas assez.

Un thriller intéressant et un terrain et des ressorts nouveaux (pour moi du moins). Ca donne vraiment à la fois une impression de réalisme très banal et de dépassements perpétuels des limites communément admises. En Russie, les choses suivent une loi qui leur est bien particulière. C'est sûr que quand l'état est le gangster numéro un... ça change la donne.

Donc une bonne histoire, un bon décor et de bons personnages. Des revirements surprenants et une parfaite logique interne. Sur la fin, la vraisemblance bat un peu de l'aile, mais retombe finalement plus ou moins sur ses pattes. Par contre je n'ai pas été éblouie par le maîtrise du récit et la construction du roman (on est dans la Blanche de Gallimard, quand même, si ça veut encore dire quelque chose). Le récit non chronologique avec les dates en tête des courts chapitres, ça évite un récit trop linéaire mais on a vite fait de ne pas lire la tête de chapitre et de se perdre un peu. Et puis, quand par exemple l'un des personnages raconte à l'autre des choses que le lecteur sait déjà, ça donne une impression gênante de répétition. Et pour en revenir aux personnages, ils sont parfois étranges. je pense à David qui manifeste si peu d’émotions et qui fait soudain preuve de capacités très surprenantes pour quelqu’un comme lui… ça étonne.

Mais à défaut de monument littéraire, comme thriller ou roman noir, ça va. On accroche et on n'en fait qu'une bouchée (moins de 200 pages).

28 juin 2025

Martin Eden

de Jack London

*****

978-2070793983

Le roman « Martin Eden » de Jack London, nous raconte l’histoire de ce jeune homme parti du bas de l’échelle sociale, puisqu’il était simple marin dans différents équipages. Fort, habile, grande gueule, charismatique, il est réputé dans son microcosme et c’est par goût de la bagarre, qu’il se trouve un beau soir à sauver la mise d’un jeune bourgeois qui s’était aventuré en des lieux un peu trop rudes pour lui. Pour le remercier, celui-ci l’invite à dîner chez lui (c’est un peu surprenant, mais bon…) et c’est ainsi que Martin découvre un monde dont il ne soupçonnait même pas l’existence et rencontre une jeune fille dont il tombera immédiatement éperdument amoureux : la sœur de celui qu’il a sauvé. Celle-ci n’est pas totalement indifférente à son charme barbare. Inculte, non éduqué et non policé comme il est, il va décider de se former entièrement et de les égaler tous, voire, les surpasser. Il va s’avérer que Martin est d’une intelligence, d’une volonté et d’une capacité de travail nettement au-dessus de la moyenne. Il va reprendre ses études à zéro, les mener au niveau supérieur dans les disciplines humanistes et sentir immédiatement qu’il a l’âme d’un écrivain. La demoiselle quant à elle, ne va jamais envisager de changer quoi que ce soit de son côté mais se met à l’aimer de plus en plus, sans jamais cependant croire en ses talents d’écrivain et en lui demandant jusqu’au bout de trouver un emploi bourgeois tandis que lui, toujours libre dans sa tête ne peut se concevoir domestiqué et découvre plutôt le darwinisme social de Spencer et la politique.

C’était le 10ème roman de Jack London. Il l’a écrit en 1909 alors qu’il avait 33 ans. (Il est mort à 40ans). On ne peut pas dire que ce roman soit autobiographique. Jack London n’est pas Martin Eden. On ne peut pas davantage nier qu’il y ait mis beaucoup de lui-même et qu’il se soit souvent vu sous ses traits. Il lui a attribué, des qualités et des défauts qu’il pensait être les siens, en les exagérant même. Il a par ailleurs nourri tout le roman d’aventures et d’anecdotes glanées directement ou indirectement, au cours de sa propre jeunesses. Eden est un London jeune, épuré.

J’ai longtemps repoussé la lecture de ce pavé. Je dois reconnaître que j’avais peur de m’ennuyer au moins un peu. Je craignais qu’il ait vieilli, que les passages un peu longs soient nombreux. J’ai eu la surprise de ne pas en trouver un seul ! Ce roman n’a pas pris une ride. On suit avec intérêt la croissance et les mutations de l’aventurier des mers écrivain. On y découvre une peinture sociale variée et très réaliste et juste. Il est rare que les vrais pauvres aient la parole. Surtout à cette époque. London la leur donne. Il peint leur condition et leurs façons de vivre, et pas un mot ne sonne faux. Il peint aussi la bourgeoise et grande bourgeoisie, de façon moins intime, certes, mais avec une objectivité clairvoyante qui marque ; et il se dépeint lui, qui ne fait bientôt plus partie du premier monde et ne sera jamais vraiment du second...

Quant à l’interprétation du roman, je me suis aperçue qu’elle pouvait beaucoup varier selon les lecteurs. Certains y voient surtout une histoire d’amour, d’autres une histoire politique et sociale, d’autre encore l’aventure personnelle d’un individu hors normes. Selon leur vision, ils expliqueront différemment la fin et le moment où il s’est perdu. Pour ma part, je considère que c’est lorsqu’il a arrêté d’écrire. Il n’aurait jamais dû. Et je n’en dis pas plus pour ne rien déflorer et laisser tout le plaisir à ceux que j’aurais convaincus de lire ce roman, ce que je ne saurais trop vous conseiller si ce n’est pas encore fait.

592 pages